Ambroise Garel

Le tabou des troubles de l’indignation

C’est un problème dont on ne parle qu’à voix basse et avec honte. Aymeric (le prénom a été changé), cinquante-deux ans, a pourtant choisi de se confier. « J’étais à une soirée, je discutais avec une femme que j’avais rencontrée quelques heures plus tôt, quand on s’est mis à parler de la pauvreté en France, de l’augmentation des gens qui doivent aller aux restos du coeur pour se nourrir, tout ça. Je la voyais se chauffer toute seule, s’exclamer que ce gouvernement était un scandale, que cela ne pouvait pas durer, qu’il faudrait une bonne révolution, elle était vraiment à fond. Et de mon côté, rien, je restais complètement indifférent. J’ai eu très peur, c’était la première fois que ça m’arrivait : j’ai toute ma vie été un vrai gauchiste, à peine stimulé je démarrais au quart de tour. Je n’ai pas su quoi faire, je me suis senti honteux, alors je me suis excusé auprès d’elle et je suis rentré chez moi. »

Le témoignage d’Aymeric n’a pourtant rien d’exceptionnel. Passé la cinquantaine, de nombreuses personnes se mettent à souffrir de troubles de l’indignation. On estime que plus d’une personne sur cinq, à ces âges, en est atteinte de façon occasionnelle. Pour le docteur Dimitri Bonhomme, tout cela s’explique parfaitement : « avec l’âge, le métabolisme a tendance à ralentir, ce qui n’affecte pas seulement le corps mais aussi l’esprit. On a moins tendance à s’emporter immédiatement, le jugement reste davantage suspendu, le manichéisme et la radicalité nous parlent moins. Cela peut provoquer des problèmes, voire une incompréhension lorsque nos partenaires de débat ne s’y attendent pas. Cette peur du jugement pousse même certaines personnes à consommer des stimulants (livres de militants, chaînes Youtube d’influenceurs politiques), ce qui n’est pas sans risque pour leur santé. »

Comment réagir sainement, alors, en cas de panne ? « Il est important de prendre son temps, de se rappeler que les situations politiques et sociales sont complexes et n’ont pas toutes besoin d’être jugées à brûle-pourpoint et à grands cris. L’indignation viendra, si elle doit venir. Il est aussi important de garder à l’esprit que la conversation ne se résume pas à l’indignation. Cela peut-être difficile au début, car l’indignation reste le schéma principal de la discussion dans nos imaginaires sociaux, mais il est possible d’avoir une vie sociale parfaitement épanouie par d’autres moyens, par exemple grâce à des caresses. »

Si la biologie est la cause première de certaines difficultés, les normes sociales jouent en effet beaucoup sur la façon dont elles sont vécues. Reinhald Theodoros, sociologue, en est convaincu. « En matière d’indignation, il existe aujourd’hui une forte incitation à privilégier la performance. Des réseaux sociaux aux couvertures des magazines devant les kiosques, nous sommes perpétuellement exposés à des professionnels de la colère, auxquels on est toutes et tous nécessairement amenés à se comparer. Il n’y a rien de mal à apprécier une bonne indignation brutale de temps en temps, mais il ne faut pas normaliser certaines des performances qu’on peut voir sur Internet, qui restent exceptionnelles. Stéphane Hessel était peut-être capable de rester indigné sans arrêt pendant deux heures d’affilée à quatre-vingt ans, mais ce n’est pas le cas du commun des mortels. Peut-être, au lieu de ne jurer que par l’indignation violente et mécanique, notre société devrait-elle davantage valoriser la tendresse. »