Ambroise Garel

La critique diagnostique, avenir de la littérature

Cela faisait plusieurs décennies que la critique littéraire n'avait pas connu de révolution théorique majeure. L'intérêt pour les questions de genre, féministes ou décoloniales avait certes produit quelques travaux intéressants, mais il ne s'agissait pas là d'approches radicalement neuves comme l'avaient été en leur temps la psychocritique de Charles Mauron ou la sociocritique marxiste.

C'était sans compter sur le docteur Barnabé Croûte, médecin généraliste féru de littérature, qui dans La Critique diagnostique, un bref opuscule paru l’année dernière aux éditions de l'Encéphale occupé, inaugure une méthode d’étude des textes sans équivalent dans l'histoire de l'analyse littéraire.

Comme l'explique le docteur Croûte, la critique diagnostique ne vise pas comme la critique biographique à éclairer le texte à travers la vie de son auteur, mais à « prédire la survie de l'auteur à travers son texte. » Pour ce faire, en bon médecin, il a recours à la fois à son intuition et à la technique la plus moderne, notamment les outils informatiques permettant une analyse statistique des textes.

C'est en étudiant Demain les pavillons, le roman de Charles-Édouard des Prés, que lui vint par hasard l'idée de la critique diagnostique. « J'avais tenté de lire ce livre parce qu'un ami me l'avait offert après avoir vu l'auteur à La Grande librairie, mais après quelques vaines tentatives j'ai dû me rendre à l'évidence : les récits autobiographiques de Parisiens ne sont pas destinés à être lus par des humains. Alors, pour rire, j'ai décidé de le faire lire par une machine, en l'occurrence un petit programme d'analyse textuelle que j'ai trouvé sur Internet. Le résultat a été surprenant. »

Le docteur Croûte découvre en effet que Demain les pavillons contient un nombre de virgules bien supérieur au corpus de référence dont dispose le logiciel. « J'ai d'abord pensé que c'était dû à la lourdeur du style, mais le médecin en moi ne pouvait s'empêcher d'y voir autre chose. Alors j'ai passé quelques coups de fil à mes confrères du Ve arrondissement jusqu'à trouver celui de l'auteur, à qui j'ai conseillé de faire pratiquer une radio des poumons à son patient. » Le médecin de Charles-Édouard des Prés s'exécute et, à sa grande surprise, découvre chez son patient un début d'emphysème.

« J'ai immédiatement réalisé le pouvoir prédictif de ce qui je n'avais pas encore baptisé critique diagnostique : en étudiant avec attention les textes d'un auteur, il est possible de deviner son état physique. L'excès de virgules est ainsi caractéristique d'un essoufflement. L'auteur ajoute des pauses supplémentaires dans ses phrases car, consciemment ou non, il se sent incapable de prononcer d'une traite des propositions trop longues. »

Dans l'année qui suit, le docteur Croûte va affiner sa technique et découvrir que son champ d'application, extrêmement large, ne se limite pas à la « haute » littérature. « J'ai eu de très bons résultats sur les polars. En découvrant qu'un auteur de romans d'espionnage avait trop souvent recours à l'expression "le sang lui battait les tempes", j'ai pu lui diagnostiquer une hypertension. »

L'université commence elle aussi à se saisir du travail du docteur Croûte. Trois doctorants consacrent actuellement leur thèse à la critique diagnostique, laissant espérer un futur dans lequel les départements de lettres modernes pourront, à leur tour, sauver des vies.