Tentative de langue idéale et universelle disponible clés en main
On a longtemps considéré Alejandro Deutschmann di Mastrianni (1936-1989) comme le simple héritier des inventeurs de langues idéales qui, à la fin du XIXe siècle, piapiataient par dizaines en Europe sans jamais parvenir à se comprendre.
Après tout, quelle différence entre le bestoffe de Deutschmann di Mastrianni et, pour ne citer que les plus célèbres, l’esperanto de Louis-Lazare Zamenhof, le volapük de Johann Martin Schleyer ou le solresol de François Sudre ? La volonté semble la même : créer une langue universelle, facilement accessible aux locuteurs de langues européennes, dont la pratique, une fois répandue, permettrait une harmonie éternelle entre les peuples.
Toutefois, contrairement à ses inspirateurs, Alejandro Deutschmann di Mastrianni, descendant d’une riche famille aristocratique ayant passé sa jeunesse dans les capitales de tous les pays d’Europe, ne comptait toutefois pas tant créer un idiome inédit à partir des racines communes aux langues romanes ou indo-européennes qu'accélérer un phénomène dont ses nombreux voyages lui avaient permis de constater l’occurence naturelle.
Les langues, cela est vrai aujourd’hui comme cela l’est depuis la première fois qu’un hominidé a décidé d’agiter sa glotte pour autre chose que hurler, sont le lieu d’incessants emprunts. Or ces derniers, n’en déplaise aux niais promoteurs de la théorie d’un signe arbitraire, n’ont pas lieu au hasard. Tout comme il existe des vêtements mieux coupés que d’autres, il existe des signifiants qui habillent mieux certains signifiés. Et c’est ceux-là que l'inexorable processus de lutte darwinienne qui a lieu entre les langues tend à sélectionner.
On tendra ainsi à crier Schnell ! Schenll ! a un ami pas assez prompt, et rarement Rapido !, dont les trois syllabes sont encombrantes lors des situations d’urgence. Les Anglais disent à la, les Français avanti !. Quant à ok, il constitue un cas extrême de superprédateur, mot si parfaitement adapté à sa niche sémantique qu’aucun concurrent n’a su lui résister.
« À quoi bon s’échiner à créer de nouveaux mots, quand il y en a de très bons qui fonctionnent très bien et que les gens ne demandent qu’à les utiliser ? », écrira Alejandro Deutschmann di Mastrianni dans son autobiographie-manifeste, Mein Mémoires: Maker del bestoffe, lingua universelle, qu’il alla porter dans tous les consulats et les universités d’Europe au début des années soixante-dix, espérant offrir au continent enfin réuni après des siècles de guerre le secret d’une paix perpétuelle. Il trouva malheureusement porte close. Ou plutôt, puerta bauernhof, comme le déplorait lui-même.
Devant l’accueil glacial que recueillit sa proposition, il décida de se tourner vers la contre-culture. Au milieu de l’été 74, il réunit de jeunes étudiants de tous les pays près du village de Gadheim en Allemagne, centre géographique de l’Europe.
Les débuts de la communauté se déroulèrent de façon idyllique, partagés entre chansons, rires, danses et cours de bestoffe, dont les étudiants de Deutschmann di Mastrianni saluaient la facilité d’apprentissage. Mais les choses ne tardèrent pas à se gâter. Des rivalités nationales commencèrent à apparaître : pourquoi aficionado avait-il été préféré à appassionato ? Pourquoi goulag plutôt que prisão ? En quelques jours, ce qui avait commencé comme une utopie avait sombré dans la violence. Des hippies à cheveux longs, des communistes internationalistes, se mirent à brandir le drapeau de leur pays natal avec la ferveur de nationalistes possédés. On dénombra trente morts.
De ce qu'il advint de Deutschmann di Mastrianni, on ne sait que peu de choses. Certains disent qu'il partit se faire moine et fit vœu de silence, dégoûté à jamais de l'imperfection des langues humaines. D'autres, qu'il a fini sa vie claquemuré dans la propriété historique de sa famille, Der Castillo de la Loire, où, en compagnie d'une poignée de domestiques, il continua à parler et à améliorer le bestoffe.
Quoiqu'il en soit, l'essentiel du travail de Deutschmann di Mastrianni est aujourd'hui perdu. Peut-être est-il temps, en cette époque férue de murs et de nationalismes, que quelqu'un reprenne la flamme du bestoffe et s'écrie à nouveau « Viva la große pax ! »