Démonstration de la non-existence de la langue espagnole
Je m’apprêtais à partir au restaurant, où je devais rejoindre Claire pour notre dîner mensuel, quand je reçus un appel d’Hervé. Cela me surprit car il avait le téléphone en horreur, à tel point que cela lui avait déjà valu d'être licencié plusieurs fois, le patron moyen montrant peu de patience pour un sous-fifre incapable de répondre aux appels des clients. Inquiet qu’il s’agisse d’une urgence, je décrochai et trouvai au bout du fil un Hervé encore plus excité qu’à son habitude. Il fallait impérativement qu’on se voie, me dit-il, car il venait de faire une découverte extraordinaire qui remettait en cause toute l’histoire de l’Europe et même du monde. Incapable de le calmer, je finis par céder et lui donner rendez-vous à un café situé sur mon chemin. Après tout j’étais très en avance pour mon dîner. Si son souhait le plus cher était de me parler de ses trouvailles autour d'un verre, quel genre d’ami serais-je si je refusais ?
Hervé était déjà attablé en terrasse lorsque j’arrivais. Il avait même pris soin de me commander un verre de ma bière préférée, ce qui aurait semblé une charmante attention à quiconque ne le connaissait pas. Fréquentant l’animal depuis des années, je me doutais qu’il ne l’avait pas fait pour moi mais pour lui, afin que son monologue ne soit pas interrompu par la nécessité de commander à boire. À peine fus-je assis que, sans un bonjour, il s’exclama : « l’espagnol n’existe pas ».
Une affirmation exceptionnelle, dit-on, exige des preuves exceptionnelles. Je lui en demandais donc. « C’est très simple, et tout à fait démontrable par l’exemple », me répondit-il, ses doigts tapotant nerveusement sur son verre. « Choisis une langue que tu ne parles pas. N’importe laquelle. » J’optais pour le finnois. « Bien. Maintenant, essaye de la parler quand même. En yaourt. Dis quelque chose, n’importe quoi, fais semblant de parler finnois. » De ma bouche sortit une bouillie approximative aux forts remugles de viande d’élan séché, dans laquelle on pouvait presque distinguer le trait barrant les « O ». Rien qui ressemblait de près ou de loin à une véritable langue. « Voilà ! Justement ! Quand tu fais semblant de parler finnois, ce n’est pas du finnois que tu prononces. » N’étant toujours pas très sûr de savoir où il voulait en venir mais de plus en plus inquiet de faire attendre Claire, je regardai discrètement ma montre.
« Maintenant fais semblant de parler espagnol ! Allez, vas-y ! » Pressé d’en finir, je m’éxécutais et dis quelque chose comme yo bibendo la cerverza con mi amigo en la noche. D'un geste de la main, il me fit signe de continuer. Es una bella noche, somos bien attabaldo con la tabula. « Tu vois ! Tu vois ! » Je ne voyais rien du tout. « Tu ne parles pas espagnol, mais quand tu fais semblant de parler espagnol, tu obtiens vraiment de l’espagnol ». Et ? « Alors que quand tu fais semblant de parler finnois, ou allemand, ou swahili, tu n’obtiens que de la bouillie. Ce qui est normal, presque par définition, puisque c’est une langue que tu ne parles pas ! Tu comprends ce que cela signifie ? » Absolument pas, et je regardai à nouveau ma montre, cette fois bien plus ostensiblement. « Cela signifie que l’espagnol n’existe pas et n’a jamais existé ! Toute langue indiscernable de son imitation approximative est une fausse langue ! Tout ça, c’est du chiqué ! » Fatigué et désormais vraiment pressé, j'acquiesçai, reconnus qu’il tenait là une découverte d’importance et lui proposais d’en rediscuter à l’occasion. Frustré mais poli, il ne tenta pas de me retenir davantage et me laissa partir.
Tandis que je marchais d’un pas rapide vers le restaurant, je repensais à notre conversation. De toutes les théories du complot que j’avais eu l’occasion d’entendre dans ma vie, ce n’était certes pas la plus absurde mais sans conteste l’une des plus audacieuses. Durant tous ces siècles, les Espagnols, les Sud-américains, tous ces gens-là auraient délibéré fait semblant de parler une fausse langue, de maintenir une mascarade absurde ? Était-ce seulement possible? Et dans quel but ?
De ce qui est arrivé ensuite, je encore n'ai parlé à personne. Pas même à Claire, assise en face de moi, dont je n’écoutais plus aucun mot, trop obnubilé par ce que je venais d’entendre. À la table d’à côté se trouvait un groupe de trois Espagnols. Et tandis que nous venions de finir nos entrées, alors que Claire s’était levée un instant pour se rendre aux toilettes et que, me remémorant ma conversation avec Hervé, j’en profitais pour tenter de saisir quelques bribes de leur conversation, je l’entendis, nettement, sans l’ombre d’un doute. L’accent d’un des hommes, l’un des Espagnols attablés à quelques mètres de moi, l’espace d’un instant, glissa. Et, l'espace d'un instant, la terrible réalité me fut donnée à voir.