Ambroise Garel

Biographie littéraire de Bernard Minet

Publié à l’origine sur Café de Faune

Bernard Wantier, dit Minet, compte parmi ces hommes dont le destin a été. Tour à tout encensé, haï, il a été, selon l'expression consacré, un enfant du siècle. Rien ne prédestinait pourtant ce jeune homme, né le 28 décembre 1953 dans une famille modeste de Hénin-Beaumont, à occuper une place centrale qui a été la sienne au sein des lettres françaises. Rien, sauf peut-être le destin, la rencontre entre un génie et le désir d'une époque.

Le début de la décennie 80 marque pour la poésie française une période de crise. Citons pour exemple le Spectreman de Richard Dewitte, publié en 1982 :

Sans peur il traque
La pollution qui attaque
Les hommes-singes qui contre-attaquent

La pauvreté du texte est accablante. Il n'est pas question ici de nier le talent de Dewitte, dont l’œuvre tardive sera remarquable (on ne compte plus les parallèles avec celle de Gabriel Matzneff), mais d'aider le lecteur à comprendre la frustration du monde des lettres, qui cherche en vain un auteur capable de lui administrer un choc salvateur tel qu'elle n'en avait pas connu depuis le Nouveau Roman.

De nombreux auteurs partagent cette intuition, comme Jean-Pierre Savelli, dont les textes vont profondément marquer un Bernard Minet encore étudiant. On lit notamment dans son journal de 1985 :

« Lu récemment le X-Or de Savelli, qui m'a ému aux larmes. On y devine une âme profondément sensible, souffrant d'une grande mélancolie. Tout juste pourrait-on lui reprocher un trop grand classicisme. Dieu que l'ombre de Baudelaire continue de planer sur son œuvre ! »

Difficile, en effet, devant ces vers de Savelli, et malgré le titre très mallarméen de son X-Or, de ne pas penser à L'Albatros :

X-Or, sur la terre, il est comme toi et moi.
X-Or, dans le ciel, c'est lui qui fait la loi.

Qui aurait pu prédire alors que le nom de Savelli serait un jour oublié de la mémoire du public, tandis que celui de Minet y resterait gravé pour l'éternité ? Bernard Wantier composait alors de petits poèmes, œuvres de jeunesse sans grande valeur. L'une d'entre elles, mélancolique invitation au voyage au titre évocateur, C'est toujours pareil au soleil, attire l'attention d'un groupe de jeunes poètes parisiens, qui l'invitent à quitter son Pas-de-Calais natal pour monter à la capitale. Parmi ces auteurs, que l'histoire littéraire retiendra sous le nom de « Club Do », on compte notamment Frédérique Hoschedé, dite Dorothée. Si son œuvre, faite de reprises de comptes populaires, ne lui a jamais valu un grand succès critique, Minet a pour elle une grande admiration. Toujours dans son journal, il écrit :

« Un jour, j'en suis certain, Dorothée sera reconnue à sa juste valeur. Comment ne pas frémir d'angoisse devant ces vers admirables de son Sourire du Dragon :

Combat sans fin contre le mal
Pauvres terriens prisonniers
D'une étrange étoile ? »

Chaque mercredi, les membres du Club Do se réunissent dans les cafés de La Plaine Saint-Denis, pour lire les poèmes qu'ils ont écrit dans la solitude de leurs chambres de bonne. Pourtant, en dépit de leur talent manifeste, Dorothée, tout comme les autres membres du club Do, Jacques « Jacky » Jakubowicz (dont le Rêveries d'un promeneur solitaire au pied du Fuji-Yama reste un des plus beaux hommages modernes à l’auteur de L’Émile), François Corbier ou Ariane Carletti, restent méconnus. Il manque au groupe un auteur et une œuvre susceptible de les sortir de l'obscurité. Ce poète, sera Minet. Cette œuvre, Bioman, dont nous ne citerons que pour mémoire la strophe la plus célèbre :

_Moitié homme, moitié robot,
Le plus valeureux des héros,
Bioman, Bioman, défenseur de la terre !

Comme un arc-en-ciel courageux,
Rouge, rose, vert, jaune et bleu,
Bioman, Bioman, héros de l'univers !_

Cet « arc-en-ciel courageux » sera « l'obscure clarté » de Minet, géniale figure de style commentée depuis par des générations de lycéens. Mais on ne saurait réduire le poème à cette unique image, aussi forte soit-elle. Le poème bouleverse l'éditeur Jean-Luc Azoulay. Ce dernier, qui toute sa vie restera l'ami de Minet, écrit dans une lettre à Claude Gallimard : « Frédérique m'a présenté hier un poète comme chaque génération ne sait en produire qu'un seul. Son Bioman est indépassable. »

De parfait inconnu, à peine connu dans le milieu de la poésie contemporaine, Bernard Minet devient du jour au lendemain une autorité du monde des lettres. Durant les années qui suivent, il enchaîne les publications, passant du lyrisme (Juliette je t'aime) à l'épopée mythologique (Les Chevaliers du Zodiaque) au comique (Un collège fou, fou, fou) ou au pamphlet politique (Dis-moi Bioman) avec une aisance qui lui vaudra d'être comparé à Hugo. Depuis le trône qu'il occupe au centre des lettres françaises, il devient arbitre des élégances et, dans une abondante correspondance, rend des verdicts définitifs sur ses contemporains. Le jugement de Minet peut alors briser ou bâtir une carrière.

« Pauvre Nick Carr, ses années de psychanalyse ne lui ont pas fait de bien. As-tu lu son Jayce et les conquérants de la lumière ?

Va Jayce, conquérant du lointain. Recherche ton père.
Illumine les chemins obscurs de l'Univers.
Va Jayce, conquérant de demain.
La racine que tu portes à ton cœur doit s'unir à celle que porte ton père.
Va Jayce, conquérant du bonheur, viens libérer le monde de la terreur des monstroplantes.
Une force en flamme qui brûle tout au fond de toi
Et l'espoir qu'un jour tu nous rendras la joie.
Tes chemins sont de feu, les monstroplantes foudroient.
Mais si tu ne perds pas la foi tu trouveras la voie.

C'est l’œuvre d'un illuminé. »

(Lettre à Dorothée du 17/03/1987)

« Chantal G. m'a fait parvenir le dernier Lionel Leroy (ou plutôt devrais-je dire Yves Martin, encore qu'avec une œuvre pareille, je comprenne son goût du pseudonymat). Jamais autant qu'en lisant son Ulysse Revient je n'eus hâte que le néo-classicisme se décide enfin à mourir. Quant à Jacques Cardona, depuis l'exotisme facile de ses Mystérieuses cités d'or, Jean-Edern ne l'appelle plus que "le grand con d'or". »

(Journal, septembre 1987)

« On m'a dit que vous aviez de la sympathie pour le travail de Sandra Kim. Je peine à comprendre quel charme vous pouvez trouver à pareilles élucubrations :

La vie, la vie, la vie, la vie, la vie, la vie, la vie, la vie !
Et voici la vie la belle vie toute pressée d'éclore.
Le monde nous convie à de nouvelles aurores.
La vie, la vie, la vie, la vie, la vie, la vie, la vie, la vie !
Que la joie souveraine emporte les flots de notre sang
Dans un rythme étourdissant.

Corbier m'a dit qu'avant de se piquer de littérature, elle avait publié chez Vrin une thèse consacrée à Spinoza. Cela ne m'étonne guère. On le sait depuis Vigny, philosophie et poésie ne font pas bon ménage. »

(Lettre à Gilles Deleuze du 05/04/1988)

La sévérité de ces jugements peut surprendre, mais n'oublions pas que Minet, écorché vif, se faisait de l'art une idée si haute qu'il se souciait peu des auteurs qu'il critiquait — seule comptait l’œuvre. Minet, conscient de la rapidité de son ascension, vivait également avec la peur d'être surpassé à son tour par un auteur plus talentueux que lui. C'est ce qui finit par arriver, en la personne de Bernard Denimal, jeune et brillant poète avec qui il eut une brève liaison qui s’acheva de façon tragique fin 1988.

« Mon ami, tout est perdu.
Bernard m'a lu aujourd'hui son
Ken le Survivant dont je te livre ici un passage :

Héros du futur, il fait respecter la loi,
Il est l'héritier des plus grands maîtres chinois.
Il n'a qu'un seul but, il n'a qu'un seul idéal,
C'est combattre et détruire les forces du mal.

Sens-tu la violence qui émane de ces alexandrins martyrisés ? Ce « il » rejeté avant l'hémistiche, comme pour mieux faire sentir la solitude du héros, quelle trouvaille ! Imagine le tourment qu'a été pour moi d'entendre l'homme que j'aime, avec chaque vers, planter un nouveau clou dans mon cercueil ! Jamais je ne serai l'ombre du poète qu'est Bernard. De dépit, j'ai sorti mon revolver et je lui ai tiré dessus. J'ignore s'il a survécu, tout comme j'ignore si je dois me jeter dans la Seine ou me rendre à la police.

Adieu. »

(Lettre à François Corbier du 07/10/1988)

Denimal survivra et pardonnera à Minet lors de son procès. Libéré après une courte peine de prison, le poète cesse d'écrire durant plusieurs mois. Il n'aurait sans doute jamais repris la plume sans ses amis du club Do. Sous le pseudonyme des Musclés, référence à la célèbre phrase d'Harry Mulisch (« L’œuvre d'un auteur est, ou devrait être, une totalité, un grand organisme dans lequel chaque partie est reliée aux autres par d'innombrables fils, nerfs, muscles, écheveaux, et canaux… qu'on le touche quelque part, il réagit ailleurs. »), il publient à la fin de l'année 1989 un recueil d'une rare violence, La Fête au village dans lequel sont évoqués sans détour le rapport complexe qu’entretient Minet avec la drogue et le sexe.

Mad'moiselle Antonin,
La fille du pharmacien,
Nous avait préparé
Des pilules pour nous remonter.
On les a avalées,
Ça nous a fait de l'effet,
Minuit était passé
On continuait à danser.

Mais le sort est cruel et, tandis que Minet commence peu à peu à envisager à nouveau d'écrire sous son propre nom, Dorothée est l'objet d'attaques violentes de la part de la presse de gauche. Son goût pour les légendes et les contes populaires, et notamment son Quand les dragons ont cessé de voler lui valent d'être accusée de conservatisme. « Ces dragons sont bien moisis », écrira Philippe Sollers dans une tribune du Monde. S'il est difficile de faire de Dorothée une progressiste, prétendre, comme l'a récemment fait Daniel Lindenberg, que son Allô, allô monsieur l'ordinateur annonçait L'Empire du bien de Philippe Muray semble un peu hasardeux. Nous laisserons le lecteur en juger :

Allô, allô monsieur l'ordinateur
Dites-moi, dites-moi où est passé mon cœur
Je vous appelle au bureau du bonheur
Car je sors à l'instant du ministère des pleurs.

Le mal est fait. Le Tout-Paris se détourne du Club Do. Pour Minet, qui a toujours souhaité rompre avec le classicisme d'auteurs comme Jean-Pierre Savelli, ces accusations de conservatisme sont particulièrement violentes, et le poète s'enfonce une fois de plus dans la dépression. Cédant à sa tendance au bovarysme (déjà présent dans Bioman : beaucoup d'hommes rêvent d'avoir / ton courage, ta force, ton savoir), il publie coup-sur-coup deux pièces aux titres éloquents, Je voudrais être un Bioman et Je veux être un Bisounours dont le contenu ne laisse guère de doute sur l'ampleur de sa mélancolie.

Oh oui, je veux être un Bisounours, c'est tout !
Je serai sans pareil pour faire lever le soleil
De derrière la Grande Ourse.
Du haut de mon p'tit nuage,
Je recevrais les messages.

« Anywhere out of this world », serait-on tenté d'ajouter.

En novembre 1991, il écrit à Dorothée :

« Ma chère Frédérique,
La critique nous a bien mal jugés. Mais peut-être, malgré tous leurs torts, nos détracteurs ont-ils un mérite, celui de nous pousser à remettre en question nos certitudes ? Sans doute avons-nous été trop sages, sommes-nous aujourd'hui les gardiens d'une nouvelle tradition. Soit. Rompons les amarres. Rimbaud le disait, le poète doit se faire voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Qu’il en soit ainsi. Si l'art exige le sacrifice de ma raison, eh bien ma raison je sacrifierai ! Force bleue ! Force rouge ! »

Quelque jours après avoir envoyé cette lettre, Bernard Minet dépose dans la boîte aux lettres de Jean-Luc Azoulay le manuscrit de Pour en finir avec le jugement de Grosfarceur, dont l'éditeur choisira d'abréger le titre.

C'est moi Grosfarceur
Je suis toujours de bonne humeur,
Je glisse sur mon arc-en-ciel
Tout près du soleil,
Pour venir t'apporter
Tout plein, tout plein, tout plein de gaieté,
Pour chasser d'un sourire,
Tes ennuis, tes soupirs.
Ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah !
Ah ah ah ah ah ah ah !

Le maître n'aura jamais la joie d'assister au succès de son dernier chef d’œuvre. Victime d'hallucinations de plus en plus violentes, en proie à un délire de persécution qui l'amène à ne plus sortir de chez lui sans son casque de moto de couleur rouge écrevisse, Bernard Minet est retrouvé, muet et hirsute, rue de la Vieille-Lanterne. La police le conduit à l'hôpital Sainte-Anne où il finira ses jours sans avoir retrouvé la raison.

En 2015, son journal est publié de façon posthume par les éditions Mareuil. Son titre : Ma vie de folie.