À la découverte des écoles Rücktritt
Jusqu’à récemment curiosités réservées à une élite, les écoles Rücktritt se sont multipliées au cours de la dernière décennie, à tel point que la plupart des grandes villes françaises ont aujourd’hui la leur. Comment expliquer pareil succès ? Par la perte de confiance dans l’école publique, qui pousse de nombreux parents à chercher une alternative ? Sans doute, mais pas seulement. Afin de mieux comprendre, nous avons poussé leurs portes et sommes allés à la rencontre de ces éducateurs qui, chaque jour, tentent d’offrir aux enfants les bénéfices d’une pédagogie radicalement différente.
Impossible, en pénétrant dans les locaux de l’école Rücktritt de La Queue-en-Brie (Val-de-Marne), de penser qu’on se trouve dans une école ordinaire. Le couloir n’y est pas décoré de couleurs vives ou d’images tirées de dessins animés, mais des portraits d’une série de penseurs (Arthur Schopenhauer, Emil Cioran, Peter Zapffe…) qui fixent les bambins de leur regard sévère. Quelques dessins d’enfants y sont bien accrochés, mais la plupart se résument à une série de gribouillis noirs réalisés au marqueur industriel.
Maude Croûte, directrice de l’école, nous explique : « La base de la pédagogie Rücktritt, telle qu’imaginée par notre fondateur Kurt Rücktritt, est d’amener l’enfant à un parfait équilibre psycho-développemental. Il faut qu’il soit bien dans sa peau, mais pas trop bien non plus. Qu’il accède au fin équilibre entre désir de persévérer dans l’existence et conscience de la vanité de toute ambition. »
Pour y parvenir, les journées de cours Rücktritt sont organisées selon un agenda très précis, dont la rigueur peut surprendre. Chaque matin, en arrivant en cours à neuf heures, les enfants prennent place à leur pupitre, se lèvent et, tout en saluant un mât brisé sur lequel n’est accroché aucun drapeau, récitent la deuxième partie de La Mort du loup d’Alfred de Vigny :
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Une fois prononcés ces derniers vers, les enfants se rassoient et fixent en silence le mur noir qui se trouve devant eux jusqu’à ce que sonne la cloche de midi. Là, ils se rendent à la cantine pour avaler, chaque jour, le même repas constitué d’une bouillie nutritionnelle savamment étudiée pour être dépourvue de saveur.
L’après-midi est consacrée aux savoirs fondamentaux : lire, écrire, compter. Là encore, loin des cours magistraux des écoles traditionnelles, la pédagogie Rücktritt mise sur l’échange et la discussion constructive. Lorsqu’un élève ne parvient pas à réaliser un exercice, ou a besoin d’un complément d’information, il s’adresse au professeur, qui lui expliquera comment il peut faire pour s’en passer ou pourquoi la quête du savoir est vaine dans un univers condamné à la mort thermique d’ici quelques milliards de milliards d’années. C’est ce que Kurt Rücktritt, inspiré en cela de sa prédécesseure Maria Montessori, qualifie d’« éducation cosmique », la volonté de permettre aux enfants, dès leur plus jeune âge, de prendre conscience de leur place dans l’univers : « Nicht Viel » (pas grand-chose), selon le professeur Rücktritt.
Qu’est-ce qui peut pousser des parents à inscrire les enfants dans de tels établissements ? Ceux que nous avons rencontrés semblent avant tout motivés par le désir de les protéger des influences extérieures. « Vous savez, nous explique Mathilde Maçon, mère de deux enfants scolarisés dans une école Rücktritt, aujourd’hui tout pousse les enfants à l’hybris. D’un côté le capitalisme et ses injonctions à “se donner à 100%” et à “devenir la meilleure version de soi-même”, un bon manager de sa personne, tout ça pour obtenir des consommateurs et des producteurs efficaces. De l’autre, les mouvements sociaux, qui poussent les gens à réclamer sans cesse de nouveaux droits. Rien de tout ça n’est mal en soi, mais on pense avec mon mari que l’école doit être un sanctuaire, un endroit où les enfants pourront être à l’abri des modes et se consacrer à ce qui est le plus important : se rappeler huit heures par jour que nos aspirations les plus profondes ne sont que de petites secousses qui animent une carcasse destinée au tombeau. »
De tels propos vont tant à l’encontre de l’esprit du temps qu’ils sont difficilement audibles. Maude Croûte en est pourtant convaincue, la pédagogie Rücktritt est ce dont notre monde a aujourd’hui besoin. « C’est contre-intuitif, c’est sûr. On a tendance à penser, naturellement, qu’il faut tout faire pour que les enfants aient confiance en eux, qu’ils croient en eux-mêmes et en leur valeur, ce genre de choses. Mais n’oublions pas que les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain. Or que deviendra un enfant qui a trop confiance en lui, convaincu de son importance et de la valeur de ses opinions ? Le prochain Raphaël Enthoven ? Une chroniqueuse de Quotidien ? Est-ce vraiment cela que nous voulons, pour nos enfants et pour notre société ? »
Les écoles Rücktritt, c’est certain, ont un bel avenir devant elles.