L'Église de Numérogénèse
Modeste proposition pour résoudre une crise de civilisation
Publié à l’origine sur Café de Faune
D’insistantes rumeurs prétendent que l’Église de Numérogénèse a toujours existé ou, ce qui revient au même, que son apparition coïncide avec celle des êtres humain. Cette hypothèse, comme toutes les hypothèses, même les plus erronées, contient une part de vérité : les hommes n’ont après tout rien fait d’autre, depuis l’aube des premières civilisations, que bâtir une Église de Numérogénèse après l’autre, chaque nouvelle venue chassant la précédente. Mais elles prenaient alors d’autres formes et portaient d’autres noms. L’Église que nous connaissons aujourd’hui n’a été fondée qu’à la fin du XXIe siècle.
J’entends les murmures de surprise qui bruissent dans la salle. Comment ? Seules six générations nous sépareraient des fondateurs de l’Église ? Impossible ! C’est pourtant le cas, encore que que la distance anthropologique qui nous sépare de ces hommes est si grande qu’il nous serait aussi ardu de concevoir quels furent leurs affres et leurs tourments que d’imaginer ce que pouvait être le monde psychique des chasseurs nomades du Paléolithique. L’advenue de l’Église n’a pas seulement changé nos vies et notre société, elle nous a fait entrer dans un autre monde. Pourtant, tout comme il était impossible à un chrétien de comprendre la nature profonde de sa religion s’il oubliait qu’elle avait été fondée par des païens, il nous est impossible de saisir la nature de l’Église de Numérogénèse si nous oublions qu’elle a été créée pour répondre aux besoin d’une humanité qui n’a pas eu la chance de naître, si j’ose dire, sous sa protection.
Jamais peut-être les hommes n’avait été accablés de plus de doutes et d’angoisses qu’au début du XXIe siècle. Les grands récits politiques avaient rejoint les croyances millénaires au cimetière des idées discréditées. Le monde, chaque jour plus complexe, chaque jour moins intelligible aux peuples arrachés en quelques décennies à des certitudes plusieurs fois centenaires, retrouvait l’aspect mystérieux et chaotique qu’il avait perdu des millénaires plus tôt, à l’époque où nos ancêtres avaient tirés de la glaise informe les premiers animismes. Faute de pouvoir prédire de quoi le lendemain serait fait, on commença par se tourner vers des certitudes de second ordre, patriotisme folklorique dans le meilleur des cas, fanatismes religieux et nationalistes dans le pire. On alla chercher les traditionnels boucs émissaires, immigrés un peu trop bruns, capitalistes un peu trop apatrides, juifs un peu trop juifs, qu’on tint pour responsable de la mort du monde d’avant, celui qui avait un sens. Quand les souffre-douleurs réels ne suffirent plus on se mit à en inventer, sectes néo-maçonniques ou extraterrestres anthropomorphes, qu’on accusa d’empoisonner les populations avec tout ce que la physique comptait d’ondes et de gaz.
Mais ces délires étaient encore bien sages en comparaison de ceux qui suivirent. Vinrent tout d’abord les platistes, défenseurs de l’hypothèse géocentriste, convaincus que la Terre était un disque plat et immobile sis au centre du cosmos. Caractéristique inédite dans l’histoire des paranoïas collectives, dont le terrible sens n’a malheureusement été compris que trop tard, les platistes étaient convaincus de l’existence d’un complot dont le mobile restait introuvable : les motivations de la cabale visant à protéger le secret la platitude terrestre étaient assez peu discutées, y compris dans leurs propres rangs. Quel bénéfice les élites malfaisantes pouvaient-elles bien tirer de ce mensonge colossal, entretenu à grand renfort d’images truquées et de faux lancements spatiaux ? Ce que ni les sociologues, ni les psychologues, ni les milliers d’internautes hilares qui les tournaient en dérision ne parvenaient à comprendre, c’était que la nécessité de la platitude de la terre préexistait, dans les esprits des platistes, à celle du complot. La terre était plate, et sa place au centre de l’univers établi, c’étaient là des faits, et puisqu’on nous disait le contraire, c’était donc qu’on nous mentait. Le platisme, qui peu à peu devenait omniprésent, au point de faire son entrée dans les manuels d’écoles alternatives qui peinaient à satisfaire les demandes d’inscription, répondait à un besoin psychologique profond, celui de remettre l’humanité au centre du cosmos.
Bientôt tout fût remis en question. Derrière chaque phénomène, chaque fait, chaque cause, chaque conséquence, on voyait la patte d’un complot, la trace mal dissimulée d’une volonté hostile. Or les désirs des hommes sont plus volages que les lois de la physique : l’induction était une science oubliée, plus rien n’était certain. Chaque soir des influenceurs hirsutes annonçaient sur Internet la fin du monde, convaincus qu’il n’y avait aucune raison d’être certain que le soleil se lèverait le lendemain. Comment après tout être sûrs que nos maîtres occultes, qui depuis des millénaires tentent de nous faire croire que le rythme circadien répond à une nécessité, n’allaient pas décider cette nuit que nous ne méritions plus de voir une aube ? Désespéré, le troupeau humain, comme un animal affamé fouille de sa truffe toutes les racines sur son chemin, s’était mis à chercher du sens partout où il le pouvait, imaginant, faute de mieux, la main d’un tyran occulte derrière chacune de ses peines et de ses joies, derrière chaque instant et derrière chaque hasard, car un tyran est toujours un homme, parce que l’enfer vaut mieux que le néant.
Que pouvaient les gouvernements face à pareille crise de civilisation ? Que répondre à ces populations terrifiées, courant à hue et à dia à la recherche d’un sens devenu introuvable, comment proposer la moindre réponse susceptible de les satisfaire, quand tout discours, et tout discours institutionnel encore davantage, était immédiatement suspect de servir des intérêts obscurs, occultes mais toujours malveillants ? Comment restaurer, au sein de cette société athée et mécanisée, à moitié administrée par des algorithmes aveugles, l’illusion apparemment si nécessaire que le monde est doté d’une signification humaine ?
« Là où croit le péril croit aussi ce qui sauve. » La phrase d’Hölderlin, sans doute, était à l’esprit du docteur Henriksson lorsque, en février de l’an 2071, lui vint l’idée qui devait changer à jamais la condition humaine. Ce monde mécanique, flux indifférencié d’hommes, de fonds et de données, offrait un nombre incalculable de prises à qui saurait s’en saisir. Chacun de ces nombres, chacune des données qui quantifiaient par milliards le réel orphelin de Dieu, était l’occasion d’administrer aux hommes le médicament qui saurait apaiser leurs craintes. N’était-il pas possible, pour combler l’absence des grands récits d’autrefois, de produire un nombre infini de récits infimes ? De glisser dans chaque interstice la petite main de l’homme, puisque celle du Démiurge gisait à jamais et que celle, invisible, du marché, ne pouvait la remplacer ?
On mit au travail des dizaines de milliers de fonctionnaires et autant de chômeurs. Ce ne fut pas une tâche aisée : la défiance avait atteint un niveau considérable et nombreux furent ceux qui refusèrent de participer à un projet dont le public, s’il n’en connaissait pas encore l’objectif, sentait bien qu’il était d’une envergure considérable — ce qui, Internet en était convaincu, ne pouvait signifier qu’une chose : il visait à extraire des glaces de l’Antarctique les restes d’un vaisseau extraterrestre. La simplicité de la tâche confiée aux volontaires, entrer dans un ordinateur tous les nombres qui leur passaient par la tête, finit cependant par convaincre les moins méfiants, qui devinrent les premiers novices de ce qui ne s’appelait pas encore l’Église de Numérogénèse.
Qu’ajouter à cela ? Vous connaissez le reste de l’histoire. Depuis, le réseau informatique a été grandement amélioré, le statut administratif de l’Église modifié pour garantir son indépendance, le nombre de ses membres a crû de façon considérable, ses bureaux et ses serveurs ont été installés dans leur propre micro-état. La mission de l’Église, quant à elle, est restée la même : constituer le plus grand générateur humain de nombres aléatoires et mettre ces nombres à disposition de tous ceux (états, entreprises, particuliers…) qui en ont l’utilité. Ainsi, demain matin, lorsqu’il allumera son holocran, monsieur Tout-le-monde apprendra qu’il fera 27 degrés Celsius dans l’après-midi, que le cours de l’action Sun-Plex est en hausse de 1,74 %, qu’un raz-de-marée au Chili a fait 598 victimes. Mais il saura surtout que derrière chacun de ces nombres, il y a la volonté d’un homme. Qu’un novice, il y a une heure ou bien dix ans, a ajouté ce nombre à la pile infinie de ceux qui attendent sur les serveurs de l’Église, et que le journaliste, au moment de concevoir son bulletin d’information matinal, s’est connecté au serveur central, a récupéré ce nombre et l’a copié-collé dans son article. Derrière la richesse et la pauvreté, les catastrophes et les joies, la chaleur et le froid, la vie et la mort, il y a désormais toujours la main d’un homme. Le cosmos, à nouveau, est habité.