Ambroise Garel

La Cité des Mille dalles

À l’occasion du cinquantenaire de sa mort, il est temps de rendre hommage à Blaise-Eugène Trottier, humaniste et génie de l’architecture, dont le travail et le nom sont trop longtemps restés méconnus. Pareil anonymat est justifié, à en croire certains de ses détracteurs, par le fait qu’aucun des projets de construction de Trottier n’a jamais été réalisé. Pour d’autres de ses détracteurs, bien plus nombreux, l’œuvre de Trottier tout entière est le produit d’un esprit malade dont la trace devrait être effacée de la mémoire humaine. Quoi qu’on pense du travail de ce visionnaire, il est impossible de nier son approche de l’habitat social, révolutionnaire sur bien des points, n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’architecture.

Né en 1942 dans une famille très modeste du Pas-de-Calais, Blaise-Eugène Trottier a très tôt été passionné par l'ingénierie et la construction. Malheureusement, le jeune Blaise-Eugène était un élève médiocre : il n’a su lire qu’à l’âge de treize ans et n’a jamais totalement maîtrisé les tables de multiplication. Ses faibles résultats, ainsi que l’air d’hébétude dont il ne se déprenait jamais et qui agaçait au plus haut point ses professeurs, lui interdirent l’entrée des grandes écoles d’ingénieur qui auraient pu lui offrir la carrière dont il rêvait. Alors qu’ils commençaient à désespérer de cet enfant dont personne ne semblait vouloir, ses parents découvrirent, par hasard, que Blaise-Eugène, qui bien qu’alors âgé de près de vingt ans éprouvait encore des difficultés avec les subtilités de la forme plurielle, était incapable de différencier l’école des Mines de la mine. C’est ainsi que, convaincu qu’il entamait là les études qui allaient faire de lui un architecte reconnu, il alla rejoindre le bassin minier du Boulonnais.

Les années que le jeune Trottier passa à la mine le marquèrent durablement. L’ancien cancre, qui ne s’était jamais senti à sa place à l’école, découvrit avec plaisir la camaraderie honnête et virile du monde ouvrier. Surnommé « le canari » par ses compagnons en raison de sa corpulence rachitique, il était toujours envoyé en premier dans les voies les plus dangereuses ou suspectes de couver un coup de grisou, signe, écrira avec peine Trottier dans son journal, « quile ma fon confiansse ». Les rudes journées de travail imposées aux mineurs ne suffirent pas à éteindre l’imagination de Trottier qui, le soir venu, découpait dans les journaux les photographies des grandes réalisations architecturales de son temps et continuait de se rêver en secret un destin d’architecte.

L’essor de l’urbanisme opérationnel, et notamment de l’urbanisme sur dalle, dans les années 1960, a profondément influencé Trottier. Au creux du petit cahier dont il ne se séparait jamais, il se mit griffonner des dalles de plus en plus épaisses, hérissées d’immeubles de plus en plus hauts. Dans sa thèse, Avoir la dalle : obsessions architecturales de Blaise-Eugène Trottier (qui lui a valu un double-doctorat en architecture et en psychopathologie), Benoîte Duchamps émet plusieurs hypothèses quant à cet intérêt. Sans doute Trottier était fasciné par l’idée qu’une grosse masse horizontale en béton (la dalle) soit associée à d’autres grosses masses de béton, mais verticales (les bâtiments), ce qu’elle qualifie d’« hypothèse géométrique ». Ou peut-être les dalles, habitats sociaux dont la structure et les voies en sous-sol évoquaient à Trottier les couloirs de la mine qui lui étaient si chers, étaient-elles pour lui un modèle d’utopie ouvrière ? Cette possibilité, qualifiée par elle d’« hypothèse sociologique », est privilégiée par Duchamps.

Personne, bien sûr, ne peut savoir ce qui animait réellement Trottier à cette époque, et Trottier lui-même, dont toute trace a été perdue au milieu des années 70, n’est plus là pour répondre à nos questions. Mais à voir le plan de son magnum opus, la Cité des Mille dalles, il ne fait guère de doute que, davantage qu’un intérêt pour la structure ou la prouesse architecturale qui aurait suffi à satisfaire un être plus ordinaire, c’est une volonté de révolutionner l’habitat et la vie des hommes qui animait Trottier.

Plan de la cité des Mille dalles
Plan de la cité des Mille dalles, Blaise-Eugène Trottier, collection personnelle de la famille.

Le génie de Trottier, sans doute trop grand pour être compris de ses contemporains (« C’est qui ? » aurait dit Frank Gehry à son sujet), a été de placer la dalle au cœur de la construction, non plus comme support mais comme habitat. Si des immeubles vestigiaux sont présents, sans doute pour ne pas heurter les préconceptions, l’architecte précise qu’ils doivent rester vides. Les habitants (les « gens », pour reprendre l’expression chère à Trottier) résident entre les dalles de béton qui composent la structure, empilées les unes au dessus des autres. Signe que Trottier, fidèle aux principes de l’habitat humaniste, avait compris depuis toujours qu’il est impossible de dissocier le bâtiment de ceux qui l’habitent, les dalles reposent sur les habitants eux-mêmes, qui les portent à bout de bras, libérant l’architecte de la nécessité de bâtir piliers, murs porteurs et autres éléments uniquement utilitaires qui alourdiraient inutilement la structure et obscurciraient l’intention de son créateur. « Des dalles, rien que des dalles », semble nous crier Trottier, qui avait d’ailleurs pour habitude de parler fort, l’éboulement d’une galerie l’ayant laissé un peu sourd.

Méconnu en son temps, Blaise-Eugène Trottier n’a été racheté par la postérité. Cela n’a rien d’étonnant : soucieuse qu’elle est de « normes de construction » et de « sécurité des personnes », notre époque est peut-être encore moins que la sienne capable de saisir le génie unique de ses projets architecturaux. Raison de plus, pensons-nous, pour empêcher son nom de sombrer dans l’oubli, dans l’attente que d’autres, plus nobles que nous peut-être, donnent enfin à cet homme et à son œuvre la reconnaissance qu’ils méritent.