Ambroise Garel

Une question de Princip

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À l’exception peut-être de celui de John Fitzgerald Kennedy, aucun assassinat politique n’a autant marqué l’histoire du XXe siècle que celui de l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche. Il est rare, reconnaissons-le, que la balle unique tirée par un homme entraîne la mort de dix millions de personnes, nombre que l’on peut même multiplier par six si l’on choisit d’y inclure les décennies de conséquences funestes qu’eut le premier conflit mondial. Ne serait-ce que pour cette raison, il n’est guère étonnant que le nom de Gavrilo Princip soit resté gravé en lettres de sang au panthéon terrible des grands meurtriers.

Toutefois, si, fidèle aux principes énoncés par Thomas de Quincey, on se contente de juger l’acte de Princip sur ses mérites esthétiques propres en faisant abstraction de son importance historique et politique, il faut avouer que l’attentat de Sarajevo dans son ensemble était quand même un peu nul. Il a fallu aux sept conspirateurs pas moins de trois tentatives et d’une suite de considérables de coups de chance pour parvenir à leurs fins, au terme de scènes si grotesques que le plus tolérant des scénaristes de slapstick comedy n’en aurait pas voulu pour un film de série Z. De la grenade qui rebondit sur le toit de la voiture visée et va faire exploser celle qui la suit à la tentative de suicide d’un des conjurés, qui a avalé une pilule de cyanure avant de se jeter dans une rivière quasiment à sec dont les eaux glacées non seulement ne parvinrent pas à le noyer mais lui firent également vomir le poison, toute l’opération n’a été qu’un vaste n’importe quoi que seuls deux coups de feu pas trop imprécis (l’un a tout de même tué la duchesse, qui n’était pas visée) ont sauvé du ridicule. Oui, on peut l’affirmer avec toute l’objectivité qui sied à pareil commentaire historique : l’attentat de Sarajevo était un attentat de merde et Gavrilo Princip, autant que ses acolytes, un assassin médiocre qui ne dut qu’à une improbable suite d’événements de réussir à commettre son forfait — tout cela pour mourir de façon aussi atroce que triste quelques années plus tard.

Pareil destin est tragique, d’autant plus lorsqu’on apprend que si Gavrilo Princip n’était clairement pas taillé pour le métier d’assassin, il comptait dans sa famille deux meurtriers d’une cruauté redoutable, qui ne durent de ne pas passer à la postérité qu’au fait que leurs victimes étaient moins célèbres que l’archiduc d’Autriche.

Cousin germain de Gavrilo, Realitäts Princip était un homme sec et sévère, au regard noir, qui mettait à mort ses victimes sans la moindre violence physique, en se contentant de leur décrire, de façon monocorde et terrible, tous les obstacles qui s’opposaient à la réalisation de leurs désirs les plus intimes. Les pauvres, rendues folles, mettaient elles-mêmes fin à leurs jours.

Bien différent était le caractère de son oncle Lust Princip, grassouillet et débonnaire, d’un naturel si nonchalant qu’il se souciait assez peu d’efficacité, dans ses crimes comme ailleurs. Plutôt que de chercher à tuer rapidement ses victimes, il les incitait à se laisser aller à leurs penchants les plus discutables, au mépris de la bienséance et de leur santé. Il fallait en général moins d’une décennie à ses cibles pour être emportées par un accident, le diabète ou la syphilis.

L’histoire de l’Europe eût-elle été différente si Jeune Bosnie avait choisi de confier l’assassinat de l’archiduc à ces professionnels plutôt qu’à la bande de pieds nickelés qui, presque par accident, a fait basculer le continent dans la guerre ? Difficile à dire. Ce que l’on peut retenir avec certitude est que pour entrer dans l’Histoire, mieux vaut être l’assassin médiocre d’une personnalité de premier rang que le meurtrier génial d’une foule d’anonymes. Preuve qu’en matière de crime comme ailleurs, le klout dépend moins du talent que du fait de savoir s’associer avec ceux qui ont déjà du succès.