Ambroise Garel

Texte inachevé ayant pour personnage un malade du cœur

À la mine déconfite qu’il arborait en entrant dans la pièce, je compris immédiatement que quelque chose n'allait pas. Cherchant à signifier son empathie sans se déprendre du professionnalisme détaché qu'on attend d'un médecin, il approcha sa main de mon épaule mais ne la toucha pas, puis alla s'asseoir de l'autre côté du bureau.

— Monsieur I., vos douleurs à la poitrine n'avaient rien d'imaginaire. Vos examens sont sans appel, vous souffrez de surabondance cardiaque.

Je restai à le fixer, hésitant un instant avant de le reprendre, les professionnels, surtout ceux du domaine médical, n’appréciant guère qu’un béotien s’y risque.

— Vous voulez dire d'insuffisance ?

— Non monsieur, poursuivit-il, pas vexé pour un sou. Vous souffrez de surabondance. Votre muscle cardiaque (il me montra ici mon échographie, sur laquelle j'étais bien évidemment incapable de discerner quoi que ce soit) est bien trop efficace. Il pourrait sans la moindre fatigue accomplir le travail d'un bataillon de cœurs ordinaires. Quant à connaître l'origine du mal, c'est difficile à dire. Elle est sans doute d'origine congénitale, je peux si vous le souhaitez vous prescrire des examens supplémentaires pour explorer une possible origine génétique. Mais le plus urgent, bien sûr, est de réfléchir au plus vite à votre hospitalisation.

Je ne comprenais pas bien. Si les dangers que font courir un cœur trop faible semblent évidents, disposer d'une capacité cardiaque supérieure à la normale ne me semblait pas poser de problème particulier. Cela devait être le cas de bien des athlètes, après tout, et on n'avait pas pour habitude de les aliter.

— Monsieur I., votre cœur n'a rien à voir avec celui d'un coureur de fond ou d’un cycliste professionnel. Nous parlons ici d'un excès de puissance supérieur de plusieurs ordres de grandeur : votre cœur pourrait fournir en sang oxygéné la totalité des participants du dernier marathon de Paris. C'est pourquoi nous devons agir au plus vite.

Je ne comprenais toujours pas.

— Vous le savez sans doute, notre système de santé est en proie à une crise sans précédent. L'hôpital se meurt, monsieur I., et plus rien n'est à notre portée. Savez-vous par exemple combien coûte chaque heure de fonctionnement d’une machine à circulation extra-corporelle, monsieur I. ?

— Euh, non.

— Trop cher, beaucoup trop cher. C'est pourquoi a été décidé, dans le cadre du nouveau plan Solidarité-Santé, plutôt que de les laisser se perdre, de mettre à profit les surplus de puissance cardiaque disponibles. Pourquoi dépenser des fonds dont nous ne disposons pas pour réaliser des greffes ou poser des pacemakers quand il est possible, au prix d'une simple dérivation artérielle et de quelques cathéters en plastique, d'utiliser des patients jeunes et en parfaite santé pour maintenir en vie ceux dont les forces sont diminuées ?

Je commençais, avec horreur, à comprendre ce qu’il avait à l’esprit.

— Je proteste ! Il est hors de question qu'on me raccorde à un vieillard cacochyme auquel je resterai attaché toute la journée. Je suis intimement persuadé qu'en plus de s'opposer à toute éthique médicale, il s'agit là d'une violation patente des droits humains les plus élémentaires.

— Laissez-moi vous rassurer, monsieur I., vos craintes sont infondées. Un cœur comme le vôtre est bien trop remarquable pour ne servir qu'au maintien en vie d'une seule personne, âgée de surcroît. Pourquoi vous laisser repartir aux côtés d'un unique vieillard quand nous pouvons vous garder ici et utiliser vos capacités exceptionnelles pour maintenir en vie pendant des décennies toute l'aile gériatrique de cet hôpital ? Vous deviendrez une fontaine de jouvence, monsieur I. ! De quel destin plus noble peut-on rêver ?

— Je proteste ! Je proteste formellement !

Je courus vers la porte de son bureau, qu'il avait verrouillée. Je tentai de la défoncer de l’épaule, appelai à l’aide, rien n'y faisait. Imperturbable, il ignorait totalement mon manège et, tandis que je m’égosillais, poussait le mépris jusqu’à répondre au téléphone. Son calme était tel, vu les circonstances, qu’il finit par me sembler suspect. Par ailleurs, si je n’avais aucune idée de la nature de cet appel si important qu’il avait cru nécessaire d’y répondre, il était évident, à voir son expression, que quelque chose le contrariait — ce qui, pour moi, ne pouvait constituer qu’une bonne nouvelle. Il finit par raccrocher et, après un soupir, m'invita à m'asseoir à nouveau.

— Monsieur I., je vous présente mes excuses, tout cela n'était qu'un malencontreux quiproquo.

— Pardon ?

— Je viens d'avoir l'auteur au téléphone. Ce qui devait à l'origine n'être qu'une histoire absurde commençait à ressembler dangereusement à une allégorie du système de retraite français, pour ne pas dire à une parabole libertarienne. Il a donc préféré interrompre ici le récit plutôt que de courir le risque d'être mal interprété. Vous êtes libre de partir.

Je franchis la porte d'un pas guilleret, puis cessai brusquement d'exister en atteignant le point final.