Ambroise Garel

Voyage au centre de Tinder

Dans sa lettre à Chanut du 6 juin 1647, René Descartes, qui en savait beaucoup mais pas autant que les GAFAM, supposait que son goût pour les femmes qui louchent n’était que la conséquence ou l’écho de son premier amour, une adolescente affublée d’un léger strabisme. Il m’arrive parfois de me demander si les puissants algorithmes développés par les sites de rencontre auraient été capables, si Descartes avait vécu quatre siècles plus tard, de détecter pareille faiblesse et de lui proposer, à longueur de swipes, des femmes plus bigleuses les unes que les autres, et où cela l’aurait conduit.

Un soir de grand désoeuvrement me vint l’idée de tenter l’expérience. Prenant la première particularité physique qui me passait par l’esprit (une taille du crâne légèrement supérieure à la moyenne), je me connectais à un site de rencontres et, scrupuleusement, en prenant bien soin d’examiner toutes les photos de chaque profil afin de m’assurer de l’existence d’une mégacéphalie un tant soit peu remarquable, je swipais à droite toutes les personnes dont le crâne me semblait particulièrement conséquent. Lorsque cela conduisait à un match, par politesse élémentaire et sans trop rentrer dans les détails, j’informais la personne que j’étais journaliste (ce qui n’était pas un mensonge, tout du moins du point de vue de l’administration fiscale, même si l’expérience à laquelle je me livrais n’avait absolument rien de journalistique et, du point de vue de sa scientificité, ressemblait davantage à celles des aristocrates zinzins qui enfermaient des nouveaux-nés dans une pièce dans l’espoir que, privés d’influence extérieure, ils se mettraient spontanément à parler la langue originelle que baragouinaient Adam et Eve) et qu’il s’agissait là d’une expérimentation visant à comprendre le fonctionnement des sites de rencontre. Je l’encourageais ensuite à m’envoyer une suite de dix chiffres afin que l’algorithme pense qu’il y avait eu échange de numéros, et que la transaction avait donc été concluante.

Le résultat dépassa toutes mes espérances. Comme je le supposais, l’application, me supposant un goût prononcé pour les fronts proéminents, se mit à me proposer des personnes à la circonférence crânienne de plus en plus sensationnelle. Sur l’écran de mon téléphone défilait une galerie de portraits qui évoquaient davantage le célèbre tableau de Kant attribué à Elisabeth von Stägemann que les traditionnelles photographies de jeunes célibataires souriantes posant devant une IPA ou le parcours de leur salle d’escalade. Puis les choses commencèrent à devenir étranges.

Il existe, gravé dans les circonvolutions les plus profondes de nos cerveaux, une série de critères empiriques qui nous permettent de juger l’élégance d’un corps ou d’un visage. Lorsqu’ils sont parfaitement remplis, la personne nous semble d’une grande beauté. Au-delà se trouvent les physiques harmonieux, banals, puis disgracieux. Bien plus loin, on trouve la limite au-delà de laquelle se pose la question de l’appartenance de la personne à la communauté des homo sapiens. Or, sur mon écran, les crânes ne cessaient de s’agrandir. De protubérants, ils devinrent énormes, puis grotesques, puis monstrueux. J’avais beau savoir que la région parisienne est densément peuplée et qu’on y trouve un grand nombre de célibataires, il me semblait improbable qu’y résident des milliers de femmes au crâne si ridiculement disproportionnés. Si elles existaient, où étaient-elles ? Pourquoi ne les croisait-on jamais dans les rues ? Ou bien s’agissait-il de faux profils, générés par IA afin de satisfaire le kink que me prêtait l’application ? Si c’était le cas, c’était assurément très bien fait, car les matchs continuaient de répondre à mes messages.

Le seul moyen d’en avoir le cœur net était d’arranger une rencontre. À mon prochain match (une professeur de géographie de 37 ans qui aimait les voyages et les rencontres et dont la dolichocéphalie aurait fait pâlir de jalousie Joseph Merrick), je proposais d’aller boire un verre dans le lieu de son choix. Elle me donna rendez-vous le soir même, à une adresse près de la place Denfert-Rochereau.

Arrivé à l’heure et au lieu convenus, je ne trouvais pas la devanture d’un bar mais une vieille grille rouillée, qui semblait conduire dans les égouts. Je pensais avoir fait erreur et m’apprêtais à partir quand je remarquais que la grille était entrouverte. Précautionneusement, j’entrai, cherchant mon chemin à la lumière de la lampe de mon téléphone. Je n’étais pas dans les égouts mais dans un couloir des catacombes, bordé à droite et à gauche de milliers de crânes minutieusement entassés qui, à mesure que j'avançais, devenaient de plus en plus gros et difformes. Après quelques centaines de mètres, je parvins à une deuxième porte, devant laquelle elle (c’était elle — même dans la pénombre, il eut été impossible de ne pas la reconnaître) m’attendait. Elle me dit bonsoir et me fit signe de la suivre. De l’autre côté, en dessous du promontoire où nous nous trouvions, se trouvait une gigantesque ville souterraine dans laquelle des milliers d’êtres aux crânes géants, indifférents à notre présence, s'affairaient à leurs occupations. Je la regardais, interdit. Elle sourit. « Quand je vais dire que tu existes vraiment, mes copines ne vont jamais me croire »