Pamphlet taire
On le considérait comme le plus grand pamphlétaire de son temps, qui pourtant n'en manquait pas. Partout, des plateaux de télévision aux pages « tribune » des quotidiens nationaux, tout n’était plus que hurlements, imprécations, dénonciations chaque jour plus virulentes des sociaux-traîtres et des ennemis de la patrie, catégories dont les effectifs cumulés devaient désormais représenter la quasi-totalité de la population.
Or, on le sait, tout ce qui est excessif finit nécessairement par devenir insignifiant. Le public accordait de moins en moins d’importance à ce déferlement d’anathèmes, incapable de distinguer le moindre sens dans un discours public où tout n’était plus qu’injures d’une violence et d’une stupidité inouïes, mais surtout constantes. Du matin au soir, les ondes diffusaient un brouhaha inintelligible, bouillie homogène où tout semblant de signal était noyé dans un océan de bruit bien vénère que les oreilles fatiguées avaient fini par ne plus entendre. Il n’existe au fond aucune différence entre un monde où tout le monde hurle en permanence et un autre où les être demeurent parfaitement cois — sinon peut-être de légères mais persistantes céphalées — et lui, avant tout le monde, l’avait compris.
Pour qu'un pamphlet choque, qu'une insulte porte, il faut qu'elle surprenne, qu'elle fasse tache au milieu du discours ordinaire et, de préférence, des pamphlets et des insultes qui l'ont précédée. Performance qui semble, dans un monde de réseaux sociaux et de chaînes d’information en continu, être devenue impossible. Mais lorsqu’on ne peut surprendre par la force, il reste toujours possible de le faire par la faiblesse.
C’est ainsi qu’il se mit à rédiger des pamphlets inversés, qui choquaient par l'innocuité de leurs propos : tel ministre était « pas terrible », ses décisions « quand même un peu bof ». En lisant ces mots, les observateurs de la vie politique, qui n’auraient pas sourcillé un seul instant devant une accusation de nazisme ou de gauchisto-wokisme, s’arrêtaient et faisaient silence. Qu'avait voulu dire l'auteur ? Quel terrible jugement se cachait derrière pareille mansuétude ? Comme dans un récit d’horreur où le monstre terrifie précisément parce que l’auteur ne prend jamais la peine de le décrire, le public imaginait le pire. Et dès le lendemain, le ministre, incapable de répondre à pareille absence d’accusation, démissionnait.