Ambroise Garel

Étude des particularités de la poésie krakoslovaque

« Rien n'est plus fort qu'une idée dont l'heure est venue » a écrit, paraît-il, Victor Hugo. Si la paternité de la célèbre phrase est discutée, deux choses sont certaines. La première, que les idées ont bel et bien tendance à naître simultanément en bien des lieux et à se propager dans les esprits à une vitesse difficilement explicable, sauf à supposer l’existence d’une forme de synchronicité. La seconde, que l’idée romantique s’est imposée en quelques décennies seulement à travers toute l’Europe. Des poètes du Parnasse au sturm und drang, c’est toute la sensibilité du continent qui, soudain, s’est tournée vers les nuées et les forêts, cherchant à renouer avec une âme sacrifiée par un XVIIIe siècle trop raisonnable et à descendre du taureau de fer sur lequel, il faut le dire, l'homme a monté trop tôt.

Raison de plus pour chercher à comprendre le caractère unique de la poésie krakoslovaque, minuscule pays de l’est de l’Europe coincé entre les pitons rocheux de Vrakonie et les rudes falaises d’Ulanorie, dont les poètes, des premières années du XIXe siècle jusqu’à la disparition de la Krakoslovaquie lors de son annexion par la Prusse en 1867, ont choisi un chemin radicalement opposé : chez eux, la nature est systématiquement hostile, le poète, loin d’idéaliser les bois et les nuées, ne rêve que de trouver refuge derrière les palissades épaisses des villes et d’exercer un emploi marchand qui lui garantira qu’il n’aura jamais à s’éloigner de la civilisation.

Cette particularité krakoslovaque a longtemps été mise sur le compte de la relative insularité de ce pays, coupé du reste du continent en raison de sa langue aussi unique que complexe, composée pour l’essentiel de hurlements de terreur et de halètements entrecoupés de longues suites de consonnes prononcées en s’enfonçant la langue dans la gorge. Cette différence, affirmaient les linguistes et les historiens de la littérature, aurait suffi à préserver la Krakoslovaquie de l’influence romantique de ses voisins.

Mais les avancées de la transdisciplinarité universitaire à la fin du XXe siècle ont bousculé cette hypothèse. Adressant pour la première fois la parole à leurs collègues du département de géographie, les chercheurs en littérature comparée ont découvert avec intérêt les particularités topographiques de la Krakoslovaquie. Surnommée affectueusement « le Tartare » ou encore « le Pandémonium terrestre » par les géographes, la Krakoslovaquie, située à l’intersection de douze plaques tectoniques, est exclusivement composée de pitons rocheux, de gouffres aux bords extrêmement friables et de coulées de lave. Quant à sa faune et sa flore, elle comprennent des milliers d’espèces endémiques d’une terrifiante hostilité, dont les seules variétés connues de sangliers venimeux, de pigeons explosifs et de conifères urticants capables de projeter leurs aiguilles à une vitesse dépassant celle du son.

Une approche ainsi informée permet de mieux comprendre pourquoi, tandis que Blake et Goethe cherchaient l’absolu dans les monts et les forêts de leurs contrées, la poésie pastorale krakoslovaque ne connaissait qu’un seul sentiment, celui de la terreur pure. On prend alors plaisir à relire, certain de désormais saisir leurs subtilités, les poèmes de Gkrgorovlaz Mrvzckov, dans lesquels les promenades bucoliques au bord d’un lac de montagne avec la bien-aimée finissent invariablement par la mort des amoureux emportés par une coulée de boue. Ou bien encore la célèbre balade Te Glwpijh, Te Niem, Te Zbuxugsbri‽‽‽ (« Ô montagnes, ô collines, oh putain merde ! ») de Vlkodlkovlv Smtkvlzki, où le poète observe l’équipage d’un bateau capturer un albatros avant que ce dernier, déployant ses immenses griffes rétractiles, ne les éventre, laissant l’embarcation à la dérive dans une mer rouge de sang.

On encourage les lecteurs qui souhaiteraient découvrir ou redécouvrir ces œuvres à se tourner vers la célèbre Anthologie de la poésie lyrique krakoslovaque, récemment rééditée aux éditions Fleuve Noir.