Ambroise Garel

Les Blagues impies et interdites de Guy Montagné (première partie)

C’est dans les bacs à livres d’un bouquiniste du premier arrondissement, où je furetais distraitement à la recherche de quelque lecture pas trop éreintante à même de m’occuper pendant les trajets en métro, que je l’ai découvert. Il était, semble-t-il, à sa place, rangé dans la section « humour » parmi d’autres livres semblables, entre recueils d’histoires drôles miteuses et classiques de Pierre Dac ou de Desproges.

Son titre, Les Blagues impies et interdites de Guy Montagné, bien qu’un peu excessif, n’avait rien non plus de très surprenant. « Les pires blagues… », « Les histoires drôles taboues… », ce genre de formules était atrocement banal dans les titres de recueils parus jusqu’au début des années 2000. Déjà kitsch à l’époque, elles sont aujourd’hui la promesse adressée au lecteur qu’il pourra, pour un euro et parfois moins, s’offrir le plaisir à la fois coupable et snob de jouir de sa propre supériorité morale sur des auteurs non seulement beaufs et ringards mais dont l’œuvre serait, aujourd’hui, immédiatement vouée au cancelling.

Non, c’est l’apparence du livre qui trahissait sa nature fondamentalement différente. Là où les couvertures qui l’entouraient étaient toutes de couleur claire, illustrées le plus souvent d’un dessin amusant ou d’une photo de l’auteur en plein fou rire, la sienne était entièrement noire, à l’exception de son titre, imprimé en grosses lettres blanches. En médaillon sur la deuxième page figurait une photo de l’auteur, bien plus étrange encore. Si nulle part ne figurait aucune date de dépôt légal ni le moindre ISBN qui m’aurait permis de dater précisément sa publication, le livre ne pouvait être bien récent — quel éditeur se risquerait aujourd’hui à imprimer un recueil de blagues sur du papier-vélin non massicoté ? Et pourtant, sur ce portrait, Guy Montagné n’était pas jeune. Bien au contraire, il semblait vieux, plus vieux peut-être qu’aucun être humain ne l’avait jamais été. Si monsieur Montagné est aujourd’hui, m’apprend Wikipédia, âgé de soixante-quinze ans, il semblait sur la photographie vieux de plusieurs siècles. Cette dernière, en vérité, évoquait moins les clichés de centenaires célèbres comme Jeanne Calment ou les habitants d’Okinawa que ceux des momies d’hommes primitifs, noircies et sèches, que trouvent parfois les alpinistes pendant l’ascension de glaciers.

Il va sans dire que je donnai immédiatement au bouquiniste les deux euros qu’il réclamait en échange de cette curiosité pour bibliophile. Rentré chez moi, je commençais à l’examiner mais, très vite, dus déchanter. Le contenu du livre était bien plus ordinaire que son apparence. Il s’agissait d’un bête livre de blagues de 234 pages, divisé en chapitres thématiques, avec une préface de Sim, ce qui semblait indiquer que le livre avait été écrit à l’époque de leur collaboration aux Grosses Têtes. Je la reproduis ici intégralement.

Préface, par Sim

Jamais je n'oublierai le jour où j'ai rencontré Guy Montagné. J'étais allé retrouver Philippe Bouvard dans le restaurant où il avait ses habitudes, en face des locaux de RTL. Je me souviens qu'en entrant, la serveuse m’adressa, comme à son habitude, un clin d'œil lourd de sens. Quel tombeur j’étais à l’époque ! Avec ma musculature harmonieuse, ma taille imposante et mes longs cheveux d’un noir de jais, il était rare que les têtes des femmes, même accompagnées de leurs maris, ne se retournent pas sur mon passage. C’est donc avec un grand sourire qu’elle m'indiqua la table où se trouvait Philippe et, à côté de lui, un petit homme nerveux que je n'avais jamais vu.

— Simon, me dit Philippe d'un air grave, je te présente Guy Montagné, qui va rejoindre l'équipe des Grosses Têtes. Je pense que vous allez bien vous entendre.

Guy ne disait rien, se contentait de fixer le mur devant lui avec une étrange intensité. Il resta silencieux pendant tout le repas, tandis que Philippe, comme à son habitude, enchaînait plaisanteries et remarques grivoises. Ce n'est qu'au moment du dessert que j'entendis sa voix pour la première fois. Je sortais tout juste des toilettes, au fond du restaurant. Il était là, la bouche entrouverte, le regard toujours aussi fixe. Soudain, il se redressa et prit ma tête entre ses mains. Comment exprimer, avec des mots humains, ce que je vis alors ? C'est comme si des millénaires de blagues paillardes, remontant aux graffitis trouvés dans les latrines de Pompéi et bien au-delà, avaient en un instant été brûlés au fer rouge dans les circonvolutions de mon cerveau. « Arrête, Guy, par pitié ! », hurlai-je. Mais il n'arrêtait pas. Il serrait mon crâne de plus en plus fort, sa bouche laissait échapper un sifflement aigu que, faute de mieux, je comparerai aux freins d’urgence d’une locomotive ayant trop repoussé le moment de ralentir avant d’entrer en gare. Je finis par perdre connaissance.

Je me réveillais chez moi le lendemain, persuadé que l'épisode de la veille n'avait été qu'un cauchemar. C'est en me voyant dans le miroir que je crus défaillir de nouveau. Disparue ma chevelure abondante. Disparu mon physique d'éphèbe. Disparus mes traits de statue grecque. Ne restait que la silhouette rachitique et biscornue d'un vieillard, pourtant à peine âgé de quarante ans. En me voyant arriver au studio plus tard dans l'après-midi, personne ne fit la moindre remarque. Je compris vite, réalisant avec horreur la perversité de la malédiction dont j’étais victime, que pour tous mes collègues, j’avais toujours eu l’aspect de cette créature maladive. Pour eux, sauf pour Guy Montagné, qui, croisant mon regard désespéré, m'adressa un sourire glaçant dont le souvenir me hante encore aujourd'hui.

Qu'il soient maudits, lui et toutes ses blagues, dont vous découvrirez les meilleures dans ce livre !

Sim

De quel livre un texte aussi étrange pouvait-il bien être la préface ? Si la scène décrite dans cette brève introduction m’avait glacé le sang, c’est une terreur d’une nature bien différente qui me saisit lorsque je lus le titre du premier chapitre : « Blagues sur les femmes ».

C’est presque rassuré, tant je redoutais de tomber sur une flopée de gags misogynes sur les belles-mères et les mains aux fesses, que je découvris que le chapitre ne comportait qu’une seule plaisanterie, aussi brève qu’obscure.

Une blonde entre dans un bar. Les clients se tournent vers elle et s’inclinent en silence, car la femme, au creux de ses entrailles fécondes, engendre la chair qui servira de sacrifice aux dieux à venir.

Je ne comprenais pas vraiment le ressort comique, ni la chute. Mais après tout, me dis-je, il s’agissait d’un texte de l’époque pré-MeToo, et on sait comme les sensibilités ont changé depuis. Au moins, me dis-je, j’avais échappé au pire. Mon répit fut de courte durée. Car vint la deuxième partie, « Blagues sur les arabes » à laquelle, heureusement sans doute, je ne compris absolument rien. Rédigée dans une langue qui semblait être une forme archaïque de l’arabe littéraire — encore que certains caractères provenaient, j’en suis certain, d’un autre alphabet que je ne sus identifier mais dont l’aspect n’avait rien de familier avec aucun de ceux utilisées par nos langues humaines —, elle m’était absolument inintelligible.

Dépité, je passai au chapitre suivant, dont le titre, bien qu’écrit en français, me demeurait tout aussi obscur : « Incantation de Fah’Bris ». Ce chapitre-là ne comprenait aucun texte mais était entièrement dessiné, suite de croquis qui semblaient figurer une danse, manière de farandole, réalisée dans une pièce qui aurait évoqué une salle de classe si le tableau qui ornait l’un des murs n’était pas couvert des mêmes glyphes monstrueux que j’avais découverts dans le chapitre précédent. Sur une autre double page, les notes d’une mélodie très simple étaient tracées sur une partition en clé de sol, chacune accompagnée d’une syllabe. Sortant du placard un vieux clavier maître que je connectai hâtivement à l’entrée midi de mon ordinateur, je jouai l’air, lentement d’abord puis plus rapidement, ânonnant à chaque fois le son indiqué.

« Ah Lah Kaeu Laeu Laeu ! Ah Lah Kaeu Laeu Laeu ! »

Soudain, dans une vision escathologique qui aurait fait trembler Saint Jean, m’apparut une foule disparate et agitée, dont les membres entremêlés formaient une manière de chenille qui progressait de façon hideuse et spasmodique au sein de laquelle on ne distinguait plus la frontière entre un être et le suivant. Puis je vis un être aux cheveux en bataille et aux yeux cernés de petites lunettes rondes, entouré d’un répugnant peuple de chimères, mi-humaines mi-animales, au sein duquel je crus distinguer une grenouille et un aigle qui se disputaient le trône d’où ils pourraient régner sur les hommes. Enfin, dans une dernière scène, je vis au-dessus de moi une bouche gigantesque et hilare, dont tombait un millier de salamandres qui marchaient au pas et piétinaient la terre jusqu’à la réduire en cendres. Comme il est de coutume en pareil cas, je défaillis. Lorsque je revins à moi, le livre avait disparu. Ne restait plus dans l’air qu’une odeur de soufre.

Tout cela, ces blagues médiocres, ces mélodies poussives, ces images d’humoristes hilares vomissant le feu et lâchant sur le monde les forces infernales, aurait été vite oublié, comme le sont toujours les cauchemars au réveil — la fonction première de l’esprit étant de se préserver de la folie —, si je n’avais conservé deux preuves indubitables de la réalité de cette vision.

La première est qu’en me regardant dans le miroir, je vis un être haut d’à peine un mètre soixante, chauve, édenté et prognathe, dont les rides étaient celles d’un vieillard.

La seconde se trouvait sur l’écran de mon ordinateur, resté allumé sur la page d’accueil d’un site de partage de vidéos. Les visages d’amuseurs professionnels et débutants y formaient une vaste mosaïque, tableau bien ordonné de visages difformes, figés dans d’improbables grimaces qui semblaient rivaliser les unes avec les autres dans l’espoir de convaincre les spectateurs de prêter attention à leurs bouffonneries. Et, j’en suis certain, l’espace d’un instant, les membres de cette macabre galerie tournèrent leur yeux vers moi et se mirent à me sourire, comme pour me faire comprendre que j’étais désormais l’un des leurs.